La crise de la tuberculose dans le Nord canadien est une question de justice sociale
Trois cents fois. C'est à quel point le taux de tuberculose (TB) est plus élevé chez les personnes inuites que chez les personnes non autochtones nées au Canada. C'est une statistique ahurissante, surtout dans un pays qui se vante d'avoir l'un des meilleurs systèmes de santé au monde et où cette maladie ancienne et curable a été éradiquée depuis des décennies dans la plupart des régions.
Pourtant, dans les communautés autochtones, en particulier chez les populations inuites, les épidémies de tuberculose constituent encore une crise de santé publique. Cinq communautés du Nunavik, dans le nord du Québec, et trois communautés du Nunavut sont actuellement aux prises avec des épidémies, et le nombre d'infections augmente.
Des personnes meurent encore de la maladie au Canada : c'est notamment le cas d'Ileen Kooneeliusie, 15 ans, qui est décédée lors d'un vol d'évacuation de sa communauté du Nunavut vers Ottawa en 2017.
En 2018, le gouvernement fédéral s'est engagé à réduire de moitié les taux de TB dans la population inuite d'ici 2025 et à éradiquer la maladie d'ici 2030. Nous sommes loin d'avoir atteint cet objectif. En 2021, deux fois plus de personnes ont été diagnostiquées avec la TB par rapport à l'année précédente.
Le Canada doit intensifier ses efforts pour résoudre cette crise humanitaire dans le Nord en se concentrant sur ses causes profondes, notamment les traumatismes intergénérationnels causés par les politiques coloniales, et en soutenant les solutions communautaires.
De nombreux abus
SeeChange, l'organisation que j'ai fondée en 2018 pour repenser l'action humanitaire en soutenant les réponses sanitaires menées par les communautés, travaille avec les communautés inuites pour trouver des solutions à la crise de la TB. Les membres des communautés et du personnel de santé que j'ai rencontrés au Nunavut racontent la même histoire : la tuberculose n'est pas seulement un problème médical, c'est une question de justice sociale.
L'infection bactérienne responsable de la TB a été largement associée à la pauvreté. Une étude de 2019 publiée dans le Journal of Epidemiology and Community Health révèle que le fait de vivre dans de mauvaises conditions de logement est un facteur qui explique les taux disproportionnés de tuberculose chez les populations inuites.
J'ai moi-même constaté la piètre qualité des logements au Nunavut, avec leur ventilation inadéquate, leurs tuyaux rouillés, leurs murs fissurés et leurs planchers qui s'effritent.
Ce sont 35 % des foyers qui n'ont pas assez de chambres pour leurs occupants, contre 5 % au niveau national, selon un rapport de 2020 de Nunavut Tunngavik. La surpopulation et les mauvaises conditions de logement font en sorte que la maladie se propage plus facilement.
L'insécurité alimentaire au Nunavut est quatre fois supérieure à la moyenne nationale du Canada. Le manque d'aliments sains et abordables rend de nombreuses personnes inuites encore plus vulnérables à la TB. Les études montrent qu'un bon soutien nutritionnel aux personnes atteintes de TB et à leurs contacts permet de réduire de 40 % l'incidence de toutes les formes de TB.
Outre ces difficultés physiques, l'héritage du colonialisme et la discrimination systémique ont entraîné une méfiance généralisée à l'égard du système de santé. La Commission de vérité et réconciliation a reconnu en 2015 que les écarts dans les résultats en matière de santé chez les Autochtones sont le résultat du racisme et de la colonisation. Il s'agit notamment des politiques gouvernementales antérieures consistant à envoyer les personnes autochtones dans des pensionnats et dans des sanatoriums pour tuberculeux. Entre les années 1940 et 1960, une personne inuite sur sept a été envoyée sans consentement ni compréhension dans des sanatoriums pour tuberculeux dans le sud du pays.
Cet été, SeeChange a coorganisé un voyage de guérison historique pour un groupe de survivants de sanatoriums pour tuberculeux et de jeunes Inuits à Hamilton, où 1200 patients inuits atteints de tuberculose ont été traités. À l'instar des pensionnats, les abus dans les sanatoriums pour tuberculeux étaient systématiques. Les anciens ont raconté des histoires déchirantes sur leurs longs séjours en tant qu'enfants non accompagnés. "Pendant des années, j'ai eu l'impression d'avoir un poignard de glace dans le dos", m'a confié Meeka Newkingnak, une survivante, après la visite. "Maintenant, j'ai l'impression qu'il a enfin fondu. "
Des mesures audacieuses
Le traumatisme des survivants de cette expérience est encore profond et il a été transmis aux générations suivantes. Pour inverser le cours de cette crise, il faudra se concentrer sur les causes sous-jacentes de la TB.
Outre le travail déjà entrepris pour résoudre la crise du logement et l'insécurité alimentaire, les traumatismes intergénérationnels causés par les sanatoriums pour tuberculeux doivent être reconnus comme un déterminant social de la santé au Nunavut. Le Canada devrait financer davantage de voyages de guérison pour les survivants. Le temps presse, car la plupart d'entre eux ont entre 70 et 80 ans.
Les modèles de soins tenant compte des traumatismes doivent être conçus avec la communauté. Le travail de SeeChange a montré qu'en élaborant des réponses en collaboration avec les communautés concernées, il est possible de s'attaquer simultanément à la santé et aux déterminants sociaux de la santé.
Santé Canada devrait également étudier d'autres solutions de soins de santé efficaces et adaptées aux réalités culturelles autochtones, comme le programme Nuka en Alaska, qui est un modèle de soins de santé appartenant à la communauté et axé sur cette dernière.
Enfin, Santé Canada devrait aussi adopter les technologies de santé prometteuses d'autres pays, telles que des méthodes innovantes de dépistage et des formules de médicaments contre la TB adaptées aux enfants, qui n'existent pas actuellement au Canada, et la mise en oeuvre d'un programme national de surveillance de la TB.
Le Canada est un donateur important pour les efforts mondiaux visant à mettre fin à l'épidémie mondiale de TB, qui tue environ 1,5 million de personnes chaque année. Il doit maintenant prendre des mesures audacieuses pour s'assurer que ses propres citoyennes et citoyens dans le nord du pays ne sont pas laissés pour compte.
Article d'opinion de Rachel Kiddell-Monroe, publié le 9 janvier 2024 dans Le Devoir